J'ai rien vu

L’omniprésence du troisième œil qu’est devenu le téléphone fait que le visiteur contemporain de musée donne parfois l’impression d’y être moins pour regarder que pour photographier, photographiant ceci, immortalisant cela. Question simple : pourquoi ?

Pour les selfies et les poses Instragram, c’est sans doute assez simple : les images qui resteront de la visite participeront du nombrilisme partagé, pour nourrir le trou noir des réseaux, et elles ne sont là pour ni montrer l’art exposé, ni pour en garder une trace — Kilroy was here, et moi aussi !

(Je garde le souvenir amusé d’une visite d’un musée vénitien où une jeune femme se faisait prendre en photo par un ami, posant l’air concentré devant un Picasso et un Warhol. Devant chaque toile, deux bonnes douzaine de poses, variant l’angle d’une main, la position d’un pied. Ce n’est pas l’image qui m’a surpris — les réseaux en débordent — mais le spectacle de la voir en construction. Que la représentation ait eu lieu devant ces deux champions de l’auto-promotion ajoutait à la séance un agréable parfum d’ironie.)

C’est semble-t-il tout aussi clair quand on prend la photo d’un tableau qu’on aime, qu’on a regardé, dont on admire l’artiste, le sujet. Bien sûr, l’image sera souvent assez mal cadrée, ou souffrira d’une lumière peu flatteuse, et sera même parfois de moindre qualité qu’une image qu’aurait fournie un moteur de recherche ou simplement le site web du musée. Que les photos soient plus ou moins réussies n’a aucune importance — elles sont à la visite de musée ce que l’œuf frais est à une préparation Betty Crocker, et il n’y a rien à redire ici.

Il reste ces gens, que j’ai commencé à observer il y a quelques années, qui ne passent devant les tableaux que quelques minuscules secondes, juste le temps de prendre une photo de l’œuvre – ou même de plusieurs à la fois — et, parfois, encore plus fascinant, une vidéo, traversant les salles d’un bon pas. Elles n’ont pas d’audioguide, ne lisent pas les cartels, ne regardent jamais le tableau lui-même.

Ce sont ces personnes que je photographie ici, regardant, à travers mon propre objectif, ceux qui n’ont rien vu et sont passées devant des tableaux qui n’existent pas. J’essaie ensuite de leur redonner une présence, en imprimant les images au format des tableaux invisibles, ou en tout cas « invus », tandis que reste pour ces visiteurs, ces Benny à la motivation aussi obscure pour moi que celle de cet ado, sans bonne réponse, la question de départ :  « Pourquoi ? »

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